Ajax : quand le bruit et les vibrations stoppent un programme militaire de 7 milliards
L’armée britannique a suspendu l’utilisation des véhicules blindés Ajax pendant deux semaines à compter du 23 novembre 2025, après qu’environ 30 soldats ont présenté des symptômes associés à l’exposition au bruit et aux vibrations : nausées, vomissements, vertiges, tremblements involontaires, acouphènes et pertes auditives. Malgré cette réaction officielle, le programme Ajax (6,3 milliards de livres sterling soit ~ 7 milliards d’euros), 589 véhicules prévus ; était encore décrit début novembre comme “prêt au déploiement”.
Ce nouvel incident s’ajoute à des années d’alertes sur les risques auditifs liés à ce véhicule, et il révèle une faille systémique dans la gestion du bruit lors de la conception d’équipements complexes, défaut qui ne concerne pas seulement l’armée, mais aussi l’industrie.


Un problème connu depuis 2018 et jamais résolu à la source
Dès 2018, des rapports internes du MoD britannique signalaient que les vibrations et le bruit à l’intérieur de l’Ajax provoquaient des atteintes auditives mesurables. En 2020, les essais ont été temporairement arrêtés ; en 2021, plus de 300 soldats ont été testés pour des pertes auditives, avec 17 suivis médicalement à long terme.
Les solutions mises en place jusqu’ici n’ont pas corrigé la source du problème ; elles ont seulement atténué l’exposition :
- imposition d’une double protection (bouchons + casque),
- limitation de la vitesse à ~32 km/h,
- restriction du temps d’exposition à l’intérieur du véhicule (entre 1,5 h et 6 h/j selon les sources),
- amélioration de certains casques radio.
Mais le design mécanique (suspension, transmission, chenilles, amortissement structurel) n’a pas été revu.
Des niveaux de bruit potentiellement supérieurs à 100 dB(A) à l’oreille
Les niveaux exacts dans l’Ajax ne sont pas publiés. Toutefois, plusieurs sources militaires et techniques convergent vers une estimation réaliste de 100 à 115 dB(A) dans le compartiment équipage selon le régime moteur et les conditions de roulage.
À ces niveaux, même avec des protections auditives, la dose reçue peut dépasser les limites admissibles réglementaires pendant une journée de service.
À titre de comparaison dans l’industrie :
- 85 dB(A) : seuil d’action réglementaire en UE,
- 100 dB(A) : dose maximale atteinte en ~15 minutes sans protection,
- 110–115 dB(A) : zone de danger sévère, même avec protection standard.
Dans le cas de l’Ajax, un effet aggravant est la transmission du bruit par les systèmes de communication : le casque de communication ne fait pas que transmettre la voix — il ramène aussi une partie du bruit moteur directement jusqu’à l’oreille interne.
Une étude scientifique majeure : JASA (2024)
Une étude publiée dans le Journal of the Acoustical Society of America (2024, Vol. 156, Issue 4) : “Practical considerations for assessing crew noise exposure in armored vehicles” analyse précisément les bonnes pratiques d’évaluation du bruit dans les blindés et les risques pour l’équipage.
Cette étude souligne notamment que :
- l’évaluation du bruit doit être effectuée dès la phase de conception ou d’introduction,
- il faut mesurer séparément : bruit moteur, bruit structurel, bruit des transmissions mécaniques, bruit dans l’intercom, bruit ramené par les casques radio,
- il est nécessaire de mesurer sur différents terrains, régimes moteur, vitesses, configurations,
- les protections auditives sont un élément final, pas la première ligne de défense.
Ce passage essentiel rejoint le cœur du problème Ajax : on a corrigé en aval (EPI), mais pas traité en amont (engineering controls).
Le bruit n’est pas un effet secondaire — c’est un paramètre d’ingénierie
Le cas Ajax est une illustration claire d’un schéma qui se retrouve aussi en industrie civile :
- On conçoit une machine selon ses performances mécaniques,
- Puis, une fois installée, on découvre que le niveau sonore réel dépasse les prévisions,
- On ajoute des protections : bouchons, casques, consignes, rotation du personnel, temps d’exposition limité…
Mais ce sont des parades ; ce ne sont pas des solutions.
Le bruit doit être pris en compte au même niveau que la puissance, la vitesse, le couple, la masse, la sécurité mécanique ou la durabilité des matériaux.
Ce que tout responsable HSE peut tirer de l’affaire Ajax
- Toute nouvelle machine ou ligne de production doit faire l’objet d’une analyse acoustique anticipée.
- Les risques auditifs ne doivent pas être évalués uniquement sur la base d’un dBA global, mais aussi sur :
- le spectre fréquentiel,
- les transitoires impulsionnels,
- les vibrations transmises par structure,
- les éventuels transferts audio via interphonie ou systèmes embarqués.
- On ne doit pas compter uniquement sur les EPI. Les EPI sont la dernière barrière, jamais la première.
L’affaire Ajax l’a démontré dans sa forme la plus brutale :
Même avec protection auditive, on peut provoquer des pertes auditives et des troubles fonctionnels si l’environnement dépasse les seuils de conception.
Conclusion
Ce qui se passe avec l’Ajax n’est pas qu’un scandale militaire.
C’est un cas d’école :
Si le bruit n’est pas traité à la source lors de la conception, on finit par le payer en souffrance humaine, en incapacité opérationnelle, et en coût économique.
Dans l’industrie comme dans l’armée, la règle est la même :
Protéger l’humain commence au moment du design, pas au moment où les premiers utilisateurs commencent à se plaindre.
Sources
BBC — Army halts use of Ajax vehicles after soldiers left vomiting
Sky News — Army pauses use of Ajax armoured fighting vehicles after dozens fall ill
The Independent — Army pauses use of Ajax vehicles after soldiers fall ill during war game
The Telegraph — Army halts use of £6bn Ajax fleet after vibrations leave 31 injured
JASA (2024) — Practical considerations for assessing crew noise exposure in armored vehicles
Photos officielle du véhicule Ajax : UK Ministry of Defence — Crown Copyright — Open Government Licence.
Aller plus loin
Consultez notre article : Bien positionner ses bouchons : une étude militaire


