Audiogramme normal mais audition est déjà altérée
Audiogramme normal mais audition est déjà altérée, est-ce possible ? Oui, répond cette étude menée auprès d’ouvriers de l’industrie métallurgique exposés au bruit en Turquie. En combinant deux outils complémentaires – un test objectif des cellules ciliées externes et un questionnaire évaluant les difficultés d’écoute au quotidien – les auteurs montrent que des atteintes précoces et invisibles persistent chez des salariés « normo-entendants ». Un signal d’alerte pour les programmes de prévention.

Objectifs et méthode
L’étude a comparé deux groupes de 30 hommes :
- groupe exposé : ouvriers du métal exposés à >85 dB(A), depuis au moins 5 ans,
- groupe témoin : sans exposition professionnelle au bruit.
Tous avaient une audition normale à l’audiogramme (seuils < 20 dB HL de 250 à 8000 Hz), aucun antécédent ORL, ni de facteurs de confusion.
Deux évaluations ont été menées :
- DPOAE (émissions otoacoustiques produit de distorsion) : mesure non invasive de la fonction cochléaire (cellules ciliées externes).
- T-AIADH : version turque du questionnaire d’auto-évaluation de l’audition (Amsterdam Inventory for Auditory Disability and Handicap), testant 5 dimensions de l’écoute dans la vie quotidienne.
Résultats marquants
1. Altération des fonctions cochléaires malgré une audition « normale »
- 43 % des oreilles testées chez les travailleurs exposés ont échoué au test DPOAE, contre 15 % chez les témoins.
- Les amplitudes et rapports signal/bruit (SNR) étaient significativement plus faibles chez les exposés, surtout à 3 et 4 kHz, premières fréquences touchées par les dommages dus au bruit.
- Les ouvriers dont le test DPOAE était altéré travaillaient depuis plus longtemps dans l’industrie.
→ Une atteinte précoce des cellules ciliées externes, indétectable par audiométrie classique.
2. Difficultés d’écoute réelles dans la vie quotidienne
- Les ouvriers exposés au bruit rapportaient plus de difficultés à comprendre la parole, notamment :
- dans le bruit (p = .027)
- dans le calme (p = .043)
- et à suivre la musique (p = .047)
- Leur score total de handicap auditif était significativement plus élevé (p = .007).
→ Les atteintes objectives mesurées au DPOAE s’accompagnent de difficultés perçues.
Ce que cela signifie pour la prévention
L’audiométrie tonale reste la référence légale, mais elle ne suffit pas à détecter les atteintes auditives précoces. Ce n’est pas parce qu’un salarié « entend bien » à l’audiogramme qu’il n’est pas atteint. L’étude souligne l’intérêt :
- du DPOAE, comme outil de dépistage objectif et sensible ;
- des questionnaires d’auto-évaluation, simples à mettre en œuvre sur le terrain.
Ces deux outils pourraient aider à identifier plus tôt les salariés en danger et à mieux cibler les actions préventives.
Recommandations pratiques pour les entreprises
- Intégrer le test DPOAE dans les bilans périodiques pour les salariés exposés >85 dB(A), si possible.
- Utiliser un questionnaire simplifié d’auto-évaluation de l’audition (AIADH ou équivalent) lors des campagnes de prévention.
- Sensibiliser les salariés à l’idée que l’audition peut déjà être endommagée avant que l’audiogramme ne le montre.
- Renforcer la prévention (port des PICB, pauses sonores) dès les premiers signes subjectifs de gêne auditive.
Conclusion
L’étude de Soylemez et Mujdeci confirme qu’il existe une zone grise entre audition normale et déficience avérée. Dans cette zone, des dommages irréversibles se produisent, souvent sans alerte clinique. Seule une vigilance accrue et l’utilisation d’outils de détection fine permettront d’intervenir avant que les pertes auditives ne deviennent visibles… et irréversibles.
Source
Soylemez E., Mujdeci B. (2020). Evaluation of auditory disability and cochlear functions in industrial workers exposed to occupational noise. Hearing, Balance and Communication.
Aller plus loin
Consultez l’article Presbyacousie ou perte auditive liée au bruit – Les 12 courbes de l’ISO 7029